Les Métamorphoses de la Commission du Danube (The Metamorphosis of the Danube Commission)

Ion GÂLEA

Carmen ACHIMESCU [1]

Résumé : Une des premières organisations internationales, la Commission Européenne du Danube a été créée pour règlementer la navigation sur le Danube Maritime à une époque où le transport fluvial des marchandises revêtait une importance stratégique pour ses membres fondateurs. Actuellement, il est difficile de qualifier de stratégique l’activité de navigation fluviale. Pourtant, le transport de certaines marchandises sur le Danube présente encore un certain intérêt, notamment dans la proximité des ports maritimes de certains Etats riverains.

Mots-clés : Commission du Danube, transport fluvial, reforme

Abstract: One of the first international organizations, the European Commission of the Danube, was created to regulate navigation on the Maritime Danube at a time when river transportation of goods was of strategic importance to its founding members. Currently, it is difficult to qualify river navigation activity as strategic. However, the transportation of certain goods on the Danube still holds some interest, particularly when in close proximity to the maritime ports of certain riparian states.

Keywords: Commission of the Danube, river transport, reform

1. Introduction

Les premières organisations internationales au sens contemporain du terme sont apparues au début du XIXème siècle, ayant pour but de garantir la liberté de navigation sur certains fleuves internationaux d’importance stratégique. La toute premiere organisation internationale – la Commission Centrale du Rhin – est apparue en 1815, suite à  l’Acte Finale du Congrès de Vienne, qui avait établi le principe de la liberté de navigation sur les fleuves internationaux. D’autres « commissions fluviales » ont été créés par la suite, afin de gérer la navigation sur les fleuves Elbe (1821), Douro (1835) et Pad (Po) (1849)[2].

Les Commissions du Danube furent créées en 1856, suite au Traité de Paix de Paris, conclu à la fin de la guerre de Crimée, après la défaite de l’Empire Russe[3]. Conformément à ce Traité, le Danube a été divisée en deux secteurs : le Danube maritime – initialement entre Isaccea et les embouchures du fleuve et le Danube fluviale – le secteur adjacent. La navigation sur chaque secteur était régie par une commission internationale :

  • La Commission Européenne du Danube, compétente pour régir la navigation sur le Danube maritime, était composée de l’Angleterre, l’Autriche, la France, la Prusse, la Russie, la Sardaigne et l’Empire Ottoman.
  • La Commission compétente pour régir la navigation sur le Danube fluviale était composée des représentants de l’Autriche, de Bavaria, de la Sublime Porte, de Württemberg, ainsi que des commissaires des trois Principautés danubiennes (nommés aves l’accord de la Sublime Porte).

Il convient pourtant de rappeler que l’évolution du droit fluvial jusqu’à présent n’a pas abouti à la reconnaissance d’un droit général de navigation des non-riverains ; des exceptions existent dans le cas de certains fleuves internationaux, tels le Rhin, le Danube ou le Niger. Une telle liberté générale de naviguer ne peut être accordée que par concession unilatérale ou par convention expresse[4].

Actuellement, le régime juridique de la navigation sur le Danube est régi par la Convention de Belgrade de 1948. Le lien entre l’actuelle Commission du Danube, crée en 1948, et les commissions fluviales créées au XIXème siècle est tellement faible qu’à peine pourrait-on parler d’une véritable continuité.  Pourtant, sur la page web de l’organisation, l’attachement à la tradition est fortement affirmé : « Dans son activité la Commission du Danube se fonde sur une riche expérience historique en matière de réglementation de la navigation sur les fleuves internationaux d’Europe et les meilleures traditions des commissions fluviales internationales, notamment la Commission européenne du Danube instituée par le Traité de Paris de 1856. » [5]

La fragmentation du régime juridique de la navigation sur le Danube après la seconde guerre mondiale, cumulée avec la diminution substantielle du volume de la navigation fluviale fait de la commission du Danube une organisation internationale inadéquate au présent (II). Pourtant, avant le déclin, la Commission du Danube a connu une longue période de gloire et sa pratique institutionnelle a été une source d’inspiration pour les organisations internationales modernes (I).

2. La période de gloire de la Commission du Danube (1856-1948)

Les pouvoirs exorbitants que la Commission Européenne du Danube a exercés entre la fin du XIXème siècle et le début du XXème siècle ont été comparés à ceux des Communautés Européennes[6] et l’organisation a été surnommée par la doctrine « un Etat fluvial »[7].  Afin d’assurer la liberté de navigation fluviale, celle-ci percevait des taxes et effectuait des travaux sur les voies navigables. Elle avait sa propre flotte, sa propre police et ses propres tribunaux ; ses règlements étaient directement applicables dans les Etats riverains et à toute personne qui utilisait le fleuve.

Au fil du temps, plusieurs traités successifs ont apporté des modifications au statut du fleuve, ainsi qu’au fonctionnement des Commissions. Ayant au cœur le principe de la liberté de navigation, le régime juridique du fleuve est progressivement devenu très complexe, à cause des multiples références croisées incluses dans les traités en question (1). En 1927, la CPIJ a rendu un avis consultatif afin de clarifier le fondement et l’étendue des compétences exercées par la Commission Européenne du Danube (2).

3. L’extension progressive de la compétence ratione loci de la Commission Européenne du Danube 

Le Traité de paix de Berlin de 13 juillet 1878 a modifié les dispositions du Traité de Paris relatives à la Commission Européenne du Danube, au sens où un jeune Etat riverain, la Roumanie, allait y être ”représenté”[8]. En même temps, le Traité de Berlin élargissait la compétence territoriale initiale de la Commission Européenne du Danube en amont d’Isaccea, jusqu’à Galatzi[9]. Le Traité prévoyait aussi un délai pour que les Etats parties se mettent d’accord sur l’extension du mandat de la Commission, ainsi qu’à l’égard d’un éventuel élargissement des pouvoirs de la Commission ou des éventuelles modifications de statuts considérées nécessaires[10].

Ultérieurement, le 10 mars 1883, les Etats parties au Traité de Berlin ont signé à Londres, un accord pour prolonger le mandat ratione temporis de la Commission Européenne du Danube pour encore 21 ans, avec une clause de tacite reconduction pour une période supplémentaire de 3 ans. La compétence ratione loci de la Commission était également élargie jusqu’à Braila, en amont de Galatzi. Il convient de rappeler que le secteur maritime sur lequel la Commission Européenne Danube exerçait ses pouvoirs exorbitants était entièrement situé sur le territoire roumain.

La Roumanie, Etat riverain au Danube maritime et désormais membre de la Commission Européenne du Danube, n’avait pas été appelée à participer à l’adoption du Traité de Londres. Par ailleurs, elle refusait l’élargissement de la juridiction de la Commission Européenne sur le secteur Braila – Galatzi, en étant pourtant être disposée à permettre que la Commission y exerce certaines prérogatives techniques. Cela fût le moment de déclanchement d’un différend entre la Roumanie, d’un côté, et les autres Etats membres de la Commission Européenne du Danube, d’un autre.

Le différend lié à la compétence territoriale de la Commission Européenne du Danube a persisté après la première guerre mondiale. Le Statuts Définitif du Danube de 1921 a maintenu la division entre le Danube maritime et le Danube fluviale, chaque secteur étant géré par une Commission distincte :

  • La Commission Européenne, composée par la Grande Bretagne, la France, l’Italie et la Roumanie, compétente pour le Danube maritime, 
  • La Commission Internationale, composée par la Grande Bretagne, la France, l’Italie et tous les Etats riverains, compétente pour le Danube fluviale.

Concernant la competence territoriale de chaque Commission, les négociations entre la Roumanie et les autres Etats membres n’ont abouti qu’ à une solution de compromis. Le Traité de Versailles prévoyait, de manière très ambigüe, que la Commission regagnait les pouvoirs qu’elle exerçait avant la guerre[11]. Le Statuts Définitif est également resté ambigu à l’égard de la compétence ratione loci. Son article 5 prévoyaient que les pouvoirs de la Commission Européenne du Danube seraient exercés « comme avant la guerre ». L’article 6 rappelait que « la compétence de la Commission européenne s’étend, dans les mêmes conditions que par le passé et sans aucune modification à ses limites actuelles, sur le Danube maritime, c’est-à-dire depuis les embouchures du fleuve jusqu’au point où commence la compétence de la Commission internationale ».

Chaque partie pouvait donc continuer à soutenir ses propres arguments. La Roumanie, d’un côté, essayait consolider sa souveraineté territoriale. D’un autre côté, les autres Etats parties au Statuts Définitif du Danube présentaient des arguments en faveur de la légalité de l’extension des compétences ratione loci de la Commission Européenne du Danube sans l’accord formel de l’Etat riverain.

4. La validation jurisprudentielle des compétences élargies de la Commission Européenne du Danube

En 1927, ce différend a finalement fait l’objet d’un Avis consultatif de la Cour Permanente de Justice Internationale[12]. La Cour a conclu que, dans le secteur Galatzi-Braila, la Commission Européenne du Danube avait les mêmes compétences que dans le secteur (incontesté) entre Galatzi et embouchures du fleuve. L’argument retenu par la Cour avait été celui de l’exercice de facto des compétences de la Commission, acceptées de manière tacite par les autorités roumaines [13]. Par conséquent, la limite de la compétence territoriale de la Commission Européenne du Danube était établie pour le secteur navigable entre les embouchures du fleuve et Braila. Le secteur navigable adjacent (de Braila à Ulm) relevait de la compétence de la Commission Internationale du Danube.

Quant à l’inefficacité de l’opposition de la Roumanie à l’extension des compétences de la Commission, il est nécessaire d’analyser le fondement de ces compétences, à savoir un faisceau de traités adoptés en XIXème siècle, époque à laquelle le principe de l’égalité souveraine des Etats n’avait que peu de place dans le droit international[14]. Au moment où la décision d’établir un régime juridique international de la navigation sur le Danube a été prise (1856), la Roumanie n’existait pas comme État indépendant. Les Principautés danubiennes étaient des Etats dépendantes de l’Empire Ottoman. Pour décider si le régime du Danube établi au XIXème siècle par les grands pouvoirs était opposable à la Roumanie, la CPIJ a donc dû analyser le processus normatif de l’époque respective.

Ainsi, la Cour a souligné le fait qu’au XIXème siècle il ne suffisait pas qu’un Etat ait un intérêt légitime de participer à un certain traité ; il fallait encore que celui-ci soit coopté par les autres pouvoirs. Cela explique que la Roumanie n’ait pas participé aux conférences de Berlin et de Londres non plus, même si en 1878 cet Etat était déjà indépendant.

D’un autre côté, la Roumanie a été partie aux Traites de Versailles de 1919 et au Statuts Définitif de 1921. Les références aux traités antérieurs que l’on retrouve dans l’article 41 du Statuts Définitif rendaient ceux-là opposables à la Roumanie, car le Statut du Danube aurait été « incomplet » en tant que tel. De cette manière, le consentement de la Roumanie quant à l’internationalisation du régime juridique du Danube a pu être formellement identifié.[15]

Par la suite, la CPIJ avait analysé, en première, une série d’éléments relatives au fonctionnement des organisations internationales, notamment le principe de l’attribution et de la spécialité des compétences. : « Lorsque, dans un seul et même espace, il y a deux autorités indépendantes, la seule méthode qui permette d’établir une démarcation entre leurs compétences respectives consiste à définir les fonctions qui leur sont dévolues. Comme la Commission européenne n’est pas un État, mais une institution internationale pourvue d’un objet spécial, elle n’a ‘ que les attributions que lui confère le Statut définitif, pour lui permettre de remplir cet objet ; mais elle a compétence pour exercer ces fonctions dans leur plénitude, pour autant que le Statut ne lui impose pas de restrictions » [16].

Nous pouvons observer que l’Avis consultatif de 1927 a été « très innovateur pour son époque », en affirmant avec force le principe de l’attribution des compétences (ou de la spécialité), de la personnalité juridique internationale et de l’autonomie fonctionnelle des organisations internationales, le principe des compétences implicites et, finalement, le rôle de la pratique institutionnelle dans l’interprétation des traités. Ainsi, une fois établie l’opposabilité d’un réseau de traités à la Roumanie, la validité du droit institutionnel qui en résulte a pu être justifiée par l’acquiescement tacite à une pratique institutionnelle, qui représente à la fois une source des pouvoirs de l’organisation et des obligations de Etats membres[17].

5. Le déclin de la Commission

A partir du Traite de paix de Paris de 1856, le régime juridique du Danube a fait l’objet des traités conclus à la fin de chaque guerre européenne importante. A l’issue de la deuxième guerre mondiale, le transport fluvial représentait encore un instrument important du commerce international. Par conséquent, il était important de réaffirmer des garanties internationales de la liberté de navigation sur le fleuve. Une Conférence sur le régime juridique du Danube fût organisée à Belgrade en 1948, après le refus initial de l’URSS d’inscrire la question du Danube dans les négociations de paix. Sept Etats riverains y ont participé – l’Union Soviétique, l’Ukraine, la Roumanie, la Bulgarie, l’Yougoslavie, la Hongrie et la Tchécoslovaquie. Les Etats Unis et les Etats non riverains parties au Statut du Danube de 1921 – la Grande Bretagne et la France – ont également participé à la Conférence[18].

Le projet de Convention proposé par l’URSS n’a été voté que par les Etats riverains. Les Etats Unis ont voté contre et ont proposé que le fleuve soit administré sous l’égide de l’ONU. La Grande Bretagne et la France ont refusé de participer au vote, ayant soutenu que le Statut du Danube de 1921 restait toujours en vigueur jusqu’à ce qu’un nouveau texte reçoive l’accord unanime.

Etant en supériorité numérique, les délégations des Etats communistes ont facilement réussi à imposer la nouvelle Convention, qui a remplacé le Statut de 1921. Le patrimoine de l’ancienne Commission Européenne du Danube a été transféré à « l’Administration fluviale spéciale du Bas-Danube », créée conformément à l’article 2 du Protocol additionnel à la Convention signé à Belgrade, le 18 août 1948[19], malgré les protestations de la France, de la Grande-Bretagne et des Etats-Unis. Les reproches n’ont pas tardé, la Conférence de Belgrade étant qualifié de « caricature de conférence internationale sous domination totalitaire » et de « chapitre très malheureux dans la longue histoire de la navigation sur le Danube » [20].

Si l’adoption de la Convention de Belgrade de 1948 peut être considérée un recul du multilatéralisme dans la gestion de la navigation sur le Danube (1), la question qui se pose est si l’effort de reformer le système de Belgrade serait justifié, vu l’importance de plus en plus réduite du transport fluvial (2).  

6. Les Commissions du Danube sont mortes – vive la Commission du Danube

Conformément à la Convention de Belgrade, les deux Commissions du Danube – la Commission Internationale et la Commission Européenne, ont été remplacées par une organisation internationale unique, dénommée tout simplement la Commission du Danube. Composée exclusivement des Etats riverains, celle-ci ne garde que des compétences à caractère techniques et ne dispose que d’un pouvoir de formuler des recommandations afin de maintenir la navigabilité du fleuve et d’assurer ainsi l’application de la Convention de 1948.

Après 1948, la navigation sur le Danube est restée libre entre Ulm et la Mer Noire, suivant le bras de Sulina et le Canal Sulina aux embouchures du fleuve[21], les Etats parties à la Convention de Belgrade ayant l’obligation d’assurer la navigabilité des voies qui se retrouvent dans leur secteur. Même si la Convention de 1946 précisait expressément que son champ d’application s’étendait jusqu’à Ulm, l’Allemagne n’en devint partie que 50 ans plus tard, en 1998. Toujours en 1998, l’application ratione loci de la Convention fut révisée – entre Kelheim et les embouchures. 

En même temps, chaque Etat a le droit de régir l’entrée et la navigation dans ses ports. Les bras de Kilia et de Saint Georges ont été laissés en dehors du champ d’application de la Convention de Belgrade et, par conséquent, ils ne font pas l’objet de la liberté de navigation. Le régime juridique du bras de Kilia, qui représente la frontière commune entre la Roumanie et l’Ukraine, est actuellement régi par le Traité de Cernauti, conclu par les deux Etats le 17 juin 2003. Ce traité prévoit un droit de navigation réservé uniquement aux pavillons des deux Etats parties, qui ont accès au chenal navigable principal, peu importe le trajet de la frontière. Les autres pavillons doivent respecter la ligne de la frontière d’Etat.  

La Convention de Belgrade de 1948 a donc été favorable à la fragmentation du régime juridique du Danube. Cela s’est également concrétisé dans la mise en œuvre de deux administrations spéciales mixtes, ainsi que par la possibilité de mettre en place des accords bilatéraux concernant l’activité de celles-ci[22]. Le régime international des deux administrations spéciales crées en 1948 – Administration fluviale du Bas-Danube et L’Administration fluviale des Portes de Fer fût néanmoins abolie très vite[23]. A présent, la Roumanie gère seule le secteur inferieur du Danube, car l’Administration fluviale du Bas-Danube est un organe directement subordonné au ministère des transports roumain[24]. Le complexe hydro-énergétique construit dans le secteur des Portes de Fer est régi par des accords bilatéraux entre la Roumanie et la Serbie[25].

Adoptée au début de la guerre froide, lorsque l’URSS dominait la zone de l’Europe centrale et de sud-est, la Convention de Belgrade porte « la marque de son époque »[26], à savoir la rivalité entre l’URSS et les démocraties occidentales. Il est vrai que le principe de la liberté générale de navigation n’a pas été remis en cause, mais la diminution des pouvoirs de la Commission du Danube ainsi que « l’élimination » de la France et la Grande-Bretagne – fondateurs du régime international du Danube, pourraient soulever des doutes quant à la légalité de la Convention de 1948[27].   

Il est vrai que, du point de vue numérique, les Etats parties à la Convention de Belgrade en 1948 étaient suffisantes pour imprimer un caractère international ou au moins régional aux règles de navigations sur le Danube. Pourtant, le déséquilibre des forces des Etats parties était évident. Ainsi, l’absence d’un véritable contre-pouvoir par rapport à l’URSS nous conduit à la conclusion que, malgré le nombre important des parties, le système de la Convention de Belgrade a marqué, à l’époque de son adoption, un recul du multilatéralisme en ce qui concerne la gestion de la navigation sur le Danube. Concernant l’argument que l’évolution du droit international fluvial imposait la participation des riverains à la prise des décisions concernant le Danube, il ne faut pas oublier qu’en 1948 l’Autriche et l’Allemagne n’étaient pas parties à la Convention de Belgrade – elles ne sont devenues parties qu’en 1955, respectivement en 1998[28].

Pour conclure sur ce point, il faut pourtant admettre que la Convention de Belgrade correspond aux tendances du droit international fluvial contemporain – gestion de la navigation sur les fleuves internationaux par les Etats riverains. Pourtant, le principe de la liberté de navigation pour tous était opposable erga omnes et a dû être maintenu au cœur du nouveau régime juridique du Danube. L’adoption de la convention de Belgrade a permis à l’URSS de se débarrasser du Statut Définitif du Danube de 1921, faute de toute obstacle technique – lors de l’adoption du Statut Définitif, l’évolution historique du droit des traités n’avait pas encore saisi l’importance de prévoir en avance des techniques d’amendement[29]. Il est difficile de dire si le droit coutumier antérieur à la deuxième guerre mondiale permettait la conclusion des actes d’amendement inter partes[30] et si l’actuel article 41 (1) b) de la Convention de Vienne de 1969 sur le droit des traités reflète le droit coutumier de l’époque entre-deux-guerres. Si l’on revient à l’esprit de l’article 41, nous devons tout simplement admettre qu’il exprime un principe général de droit, à savoir la liberté contractuelle… sans porter préjudice aux droits des tiers.

7. La Commission du Danube – maître honoraire d’un secteur économique en déclin 

La dynamique politique et territoriale de l’Europe centrale et de sud-est a fait qu’après 1990 de nouveaux Etats riverains revendiquent leur participation à la Commission du Danube[31]. Cela a eu pour résultat l’adoption d’un protocole additionnel en 1998 qui, sans modifier la substance des dispositions antérieures, prévoyait que la Moldavie, la Croatie, la Slovaquie, ainsi que (finalement) l’Allemagne devenait parties à la Convention de Belgrade. N’étant plus riveraine, la Fédération Russe est quand même restée partie à la Convention et membre de la Commission du Danube en qualité de continuateur de l’URSS. A partir de 2017, plusieurs Etats, directement intéressés à la navigation danubienne ou aux autres domaines de la navigation interne européenne, ont acquis le statut d’observateur, conformément au Règlement de procédure de la Commission du Danube[32]: la Belgique, la Grèce, la Géorgie, le Chypre, la Macédoine de Nord, les Pays-Bas, la Turquie, la France, le Monténégro et la République Tchèque[33].

En 2001, à l’initiative de la Roumanie, un processus de révision sur le fond de la Convention de Belgrade a été démarré[34]. Les principaux éléments qui ont été invoqués en faveur de la révision concernaient l’adhésion de la plupart des Etats riverains à l’Union Européenne et leurs compétences partagés en matière de transports[35], ainsi que la nécessité d’harmoniser les conditions de navigation sur le Rhin et sur le Danube afin de mieux valoriser le canal Rhin-Main-Danube inauguré en 1993[36]. En même temps, les Etats parties à la Convention de Belgrade ont été d’accord que l’indépendance des fonctionnaires de la Commission du Danube devrait être garantie afin d’assurer la cohérence et l’unité d’action de l’organisation. Cela montre qu’il y a néanmoins un consensus sur la nécessite d’une réforme substantielle et institutionnelle, malgré les divergences liées à l’opportunité d’ouvrir un nouveau secteur du Danube Maritime à la navigation internationale.  

Peu après le début des négociations, en 2006, l’Ukraine avait annoncé qu’elles souhaiteraient élargir l’application de la Convention au Bras de Kilia, suivant un trajet de sortie en mer par le canal Canal Bystroe. Cet aspect semble un prolongement du différend ukrainien-roumain lié à la construction du Canal Bystroe en Ukraine, qui aurait provoqué des préjudices à l’écosystème du Delta du Danube[37], ainsi que la perturbation du débit du fleuve qui ont rendu nécessaires des efforts supplémentaires de la Roumanie pour assurer sa profondeur à la sortie du canal Sulina[38].

Mis à part les risques environnementaux, ainsi que la possibilité de créer une brèche dans la sécurité des frontières de l’UE, il est toujours difficile de justifier l’extension du champ d’application de la Convention sur le bras de Kilia. Cette sortie vers la mer est presque 200 km plus longue que la sortie sur le bras de Sulina. En plus, sa navigabilité ne pourrait être assurée que suite à des travaux assez couteuses [39].

Des divergences d’opinion se sont également révélées concernant les pouvoirs que la Commission du Danube devrait exercer. La proposition de rendre obligatoires certaines décisions de la Commission a d’abord généré des soucis pour les Etats membres de l’Union Européenne, qui craignait les éventuels conflits de normes.

En premier lieu, des incompatibilités entre le droit de l’Union et la Convention du Danube peuvent subsister en ce qui concernent les compétences[40]. Ainsi, l’article 3 (2) TFUE prévoit que la compétence de l’Union pour conclure un accord international est exclusive lorsque la conclusion d’un accord soit nécessaire pour réaliser, dans le cadre des politiques de l’Union, l’un des objectifs visés par les traités. Comme la Cour l’a affirmé dans son Avis 1/76 :

« Chaque fois que le droit communautaire a établi dans le chef des institutions de la communauté des compétences sur le plan interne en vue de réaliser un objectif déterminé, la communauté est investie de la compétence pour prendre les engagements internationaux nécessaires à la réalisation de cet objectif, même en l’absence d’une disposition expresse à cet égard. Cette conclusion s’impose notamment dans tous les cas où la compétence interne a déjà été utilisée en vue d’adopter des mesures s’inscrivant dans la réalisation des politiques communes. Elle n’est cependant pas limitée à cette éventualité. Si les mesures communautaires internes ne sont adoptées qu’a l’occasion de la conclusion et de la mise en vigueur de l’accord international, ainsi qu’il est envisagé en l’espèce par la proposition de règlement soumise au conseil par la commission, la compétence pour engager la communauté vis-à-vis des Etats tiers découle néanmoins de manière implicite des dispositions du Traité établissant la compétence interne, pour autant que la participation de la communauté à l’accord international, comme en l’occurrence, est nécessaire à la réalisation d’un des objectifs de la Communauté ». [41]

      En deuxième lieu, les incompatibilités pourraient apparaître sur des questions de « fond ». Une question potentielle – sans proposer une analyse ou une réponse – pourrait être si la liberté de navigation au sens de l’article 1 de la Convention de Belgrade donne la possibilité à un prestataire de services de transport d’un pays tiers d’offrir des services de transport fluvial entre les ports de deux Etats membres[42].

       Par ailleurs, il faut rappeler que l’Union a déjà exercé sa compétence dans le domaine de la navigation sur les eaux intérieures, en adoptant les Directives 2009/100 et 2016/1629. Théoriquement, cela signifie que les Etats membres devraient se retirer de la Convention de Belgrade. Ce problème pourrait pourtant être surmonté, car les Etats intéressés se sont mis d’accord sur la participation de l’Union Européenne en tant que partie à une Convention relative au Danube substantiellement révisée [43].

     Pour l’instant, la reforme a été mise en attente.

8. Conclusion

L’histoire de la Commission Danube est tellement ancienne qu’elle pourrait très bien commencer par « il était une fois ». Il était une fois une personne morale jeune, belle, riche et puissante. Tous les grands pouvoirs de l’Europe mettaient à sa disposition des ressources incroyables, afin qu’elle les aide à régner sur les eaux du Danube. Plus le temps passait, plus elle grandissait et prospérait. Elle était le reflet de l’équilibre des empires de l’époque. Comme tout équilibre est provisoire, cette belle histoire finit après la deuxième guerre mondiale. La rupture avec le passé, brutalement opérée, a causé un vieillissement prématuré de notre belle, riche et puissante héroïne. Spoliée des outils juridiques qui lui assuraient jadis le contrôle de la navigation sur le fleuve, elle assista à l’emprise des riverains sur les eaux du Danube. Malgré les apparences, ce fut un moment de déséquilibre et de déclin du multilatéralisme, car un des riverains était en mesure d’imposer sa volonté et de se débarrasser de tous ceux qui pouvaient représenter un contrepoids. Quelques décennies plus tard, les eaux du Danube devinrent de moins en moins intéressantes, car d’autres voies de communication étaient désormais plus efficaces. A présent, la Commission de Danube est une vénérable personne presque bicentenaire, qui a une histoire de vie fascinante.


[1] Université de Bucarest, Faculté de Droit. E-mail: ion.galea@drept.unibuc.ro; carmen.achimescu@drept.unibuc.ro. Ion GÂLEA est professeur à la Faculté de Droit, Université de Bucarest (où il enseigne Droit International, Organisations et Relations Internationales, Droit des Traités et Institutions Fondamentales du Droit International Public). Entre 2016-2021 il a occupé la position d’ambassadeur de Roumanie au Bulgarie. Carmen ACHIMESCU est professeure à la Faculté de Droit, Université de Bucarest et elle enseigne Droit International, Organisations et Relations Internationales, Droit des Traités et Droits de l’Homme. Les opinions des auteurs sont exprimées à titre personnel et n’engagent pas l’institution à laquelle ils sont affiliés.

*Ce thème a fait l’objet d’une intervention dans le cadre de la Journée d’étude « La réforme des/dans les organisations internationales », organisée par le Groupe de Recherche sur l’Action Multilatérale à Paris, le 15 novembre 2021. Certains passages ont été préalablement publiés par les auteurs dans une étude intitulée L’apparence de modernité de la Convention de Belgrade de 1948 relative à la navigation sur le Danube, in In honorem Flavius Antoniu Baias, Hamangiu, Bucarest, 2021.

[2] Malcolm N. Shaw, “International Law”, Cambdridge University Press, 2017, p. 28; Jan Klabbers, “An Introduction to International Institutional Law”, Cambdridge University Press, 2015, p. 17.

[3] Articles XV-XIX du Traite de Paris du 30 mai 1856 ; voir également Jan Klabbers, “An Introduction to International Institutional Law ”, supra.

[4] Les règles d’Helsinki de 1966 ainsi que celles de Berlin de 2004 (International Law Association) ne reconnaissent le droit de navigation sur les fleuves internationaux qu’aux Etats riverains ; Jean-Marc Thouvenin, “Droit international général des utilisations des fleuves internationaux, in Actualité du droit des fleuves internationaux”, supra, pp.107-139.

[5] https://www.danubecommission.org/dc/fr/commission-du-danube/, vu le 4 novembre 2021.

[6] Anton F. Zeilinger, apud Alina Miron, “The Modernity of the 1927 Advisory Opinion on the Jurisdiction of the European Commission of the Danube between Galatz and Braila, in Bogdan Aurescu (ed.), Romania and the International Court of Justice, Hamangiu, Bucarest, 2014, p. 78.

[7] Jean Spiropoulos, apud Alina Miron, supra, p.78.

[8] Article LIII du Traité de Berlin du 13 juillet 1878.

[9] Ibidem.

[10] Ibidem, article LIV.

[11] Article 346 du Traite de Paix de Versailles du 28 juin 1919.

[12]Avis consultatif Juridiction de la Commission Européenne du Danube entre Galatzi et Braila, CPIJ, 8 décembre 1927.

[13] Ibidem, p. 17.

[14] Alina Miron, supra, p.73.

[15] Nous pouvons observer que le raisonnement de la Cour n’a pas eu pour fondement l’opposabilité erga omnes ou la théorie de la succession des Etats, qui ne se sont développées que dans la seconde moitié du XXème siècle ; voir Alina Miron, supra, p. 76.

[16] Avis consultatif Juridiction de la Commission Européenne du Danube entre Galatzi et Braila, supra, para. 64.

[17] Alina Miron, supra, p. 83.

[18] Marc Cogen, “An Introduction to European Intergovernmental Organizations, Routledge, 2016, p. 239.

[19] « Il est constaté que le régime appliqué antérieurement à la navigation sur le Danube, ainsi que les actes qui prévoyaient l’établissement de ce régime et, en particulier, la Convention signée à Paris le 23 juillet 1921, ne sont plus en vigueur. Tous les biens ayant appartenu à l’ancienne Commission Européenne du Danube sont transférés à l’Administration fluviale spéciale sur le Bas Danube créée conformément à l’article 20 de la Convention à laquelle se rapporte le présent Protocole. »

[20] La Grande Bretagne, la France et les Etats Unis ont protesté vis-à-vis l’idée que le Statuts Définitif cesse d’exister et les biens de la Commission Européenne du Danube soit transférés sans l’accord de tous les Etats parties au Statut de 1921, voir Joseph L. Kunz, “The Danube Regime and the Belgrade Convention, American Journal of International Law, 1/1949, pp. 110-111.

[21] La Convention indiquait expressément un champ d’application ratione loci entre Ulm et les embouchures ; pourtant, l’Allemagne n’est devenue partie qu’en 1998, quand le champ territorial d’application a été ajouté – entre Kelheim et les embouchures.

[22] Articles 21-23.

[23] Ion Diaconu, “Pour une nouvelle Convention concernant la navigation sur le Danube”, in Alain Pellet, Bogdan Aurescu (ed.), Actualité du droit des fleuves internationales, Pedone, Paris, 2010, pp153-161 ; Cosmin Dinescu,La révision de la Convention de Belgrade relative au régime de la navigation sur le Danube”, Revue roumaine de droit international 3/2006, pp. 170-174.

[24] Ibidem.

[25] Deux accords ont été signés le 30 septembre 1963, respectivement le 19 septembre 1976.

[26] Ion Diaconu, supra. 

[27] Ibidem. 

[28] Hanna Bokor-Szego, “La Convention de Belgrade et le régime de navigation sur le Danube, AFDI, vol. 8, 1962, pp. 192-205, https://www.persee.fr/doc/afdi_0066-3085_1962_num_8_1_964  .

[29] Athina Chanaki, “L’adaptation des traités dans le temps”, Bruylant, Bruxelles, 2013, https://www.persee.fr/doc/afdi_0066-3085_2012_num_58_1_4726_t42_0949_0000_4.

[30] Le projet « Harvard » de 1935, ainsi que la Convention de la Havane de 1928 sont silencieux sur ce point ; https://legal.un.org/ilc/documentation/english/a_cn4_23.pdf , p. 244 et s.

[31]Ion Diaconu, supra.

[32] Règles de Procédure de la Commission du Danube, Budapest, 2017 – Décision de la 29e session de la Commission du Danube en date du 26 mars 1971 (doc. CD/SES 29/28), avec les modifications ultérieures, dont la plus récente Décision de la 88e session en date du 9 juin 2017 (doc. CD/SES 88/23), para. 38.

[33]https://www.danubecommission.org/dc/fr/commission-du-danube/pays-observateurs-a-la-commission-du-danube/ (3 novembre 2021).

[34] Ion Gâlea, “Manuel de Droit international public”, Hamangiu, Bucarest, 2021, pp.306-311

[35] Myriam Benlolo-Carabot, “Vers un droit fluvial communautaire ? ”in Alain Pellet, Bogdan Aurescu (ed.), Actualité du droit des fleuves internationales, Pedone, Paris, 2010, pp.161-175.

[36] Ion Diaconu, supra. 

[37] Les relations internationales entre la Roumanie et l’Ukraine étaient tendues à l’époque, voir le Rapport de la Commission internationale d’enquête sur le canal Bystroe, 2004 ou le différend relatif au plateau continental dans la Mer Noire qui a donné suite à un arrêt CIJ en 2009 ; Bogdan Aurescu, Ion Gâlea, Elena Lazăr, Ioana-Roxana Olteanu, “Scurtă culegere de jurisprudență/Memento de jurisprudence”, Hamangiu, 2018.

[38] Ion Diaconu, supra.

[39] Ibidem.

[40] Augustina Dumitrașcu, Oana Salomia, “Droit de l’Union Europeenne II”, Universul Juridic, Bucarest, 2020, p. 56

[41] Voir également l’affaire AETR, 31 mars 1971 et les affaires Open Skies, 5 novembre 2002 

[42] Myriam Benlolo-Carabot, supra. 

[43] Ion Diaconu, supra.

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